lundi 9 février 2015

" Le dur désir de durer ", Jaume CABRE










 L' ombre de l' eunuque  s' articule comme un concerto pour violon et orchestre. Deux voix s' accordent et se répondent: celle de Miquel Gensana, l' homme aux yeux tristes, et la voix de son oncle, Maurici, le gardien de la mémoire familiale.
On pourrait parler d' une saga familiale si ce roman n' était tellement plus que cela: un questionnement existentiel perpétuel, une interrogation quant au sens de l' art et de la création, une chronique de l'histoire espagnole des deux derniers siècles, un chant d' amour, une quête infinie
de " la Voie, la Vérité et la Vie".


Au centre du récit: can Gensana, 1799-1995 et les générations qui y ont vécu, qui s' y sont éteintes, qui l'ont fuie, qui l' ont perdue. Miquel Gensana la redécouvre, 
" transformée en un restaurant grotesque qui, pour plus d' ignominie, s' appelle, en lettres design, le Chêne Rouge. "

Miquel, dernier descendant des Gensana, assis à une table de l' établissement aujourd' hui connu pour ses viandes et qui fut autrefois sa maison, va raconter, le temps d' un repas, ses quarante- huit ans d' existence à une Jùlia en besoin de réponses.


Le récit de Miquel est musical aussi: la narration se fait tantôt à la première, tantôt à la troisième personne du singulier, parfois au sein d' une même phrase, comme si le narrateur hésitait entre le récul nécéssaire au récit et les émotions que celui- ci éveille en lui.




Avec son " ami de l' âme ", Bolos, Miquel quitte la maison familiale une première fois pour se lancer à corps perdu dans la lutte antifranquiste, vivant pendant des années dans la clandestinité, faisant ses classes à Beyrouth, étant partie prenante dans les mouvantes années 1960.



Peut- être Miquel a- t-il ressenti le besoin de prendre ses distances avec un pedigree familial qui lui est inconnu à l' époque mais que son oncle lui apprendra plus tard, les sympathies et les agissements pro- fascistes de la proche ascendence masculine:

" L' an quarante était pisseux de couleur, greffé de gris et de silence. ( ... ) Les seuls qui vivaient bien nourris étaient les pigeons de Barcelone, ils nichaient sous les terrasses des maisons de l' Eixample et pouvaient voler indifférents à la démarche funèbre des individus porteurs de gabardines sombres et de haine sur le visage, recherchant communistes, francs- maçons, séparatistes et juifs. Et nous étions tous des juifs, des séparatistes, des francs- maçons, des communistes et des rouges. "




Sacré oncle Maurici! " Le vénérable Maurici Sans Terre, Chroniqueur du Vent, Inventeur de Réalités, ex- musicien, ex- philologue..." a un air de famille avec un certain autre oncle, celui de Solal des Solal et dont la carte de visite fait preuve d' au moins autant d' excentricité :



Vous aurez bien sûr reconnu le personnage d' Albert Cohen, petit clin d' oeil que je n' ai pas pu me refuser, tant la fibre des deux personnages est ressemblante. 
C' est d'ailleurs Maurici sans Terre, responsable de l' arbre généalogique des Gensana qui donnera une grandiose leçon sur la puissance de l' art et de l' écriture à son neveu: 
" Ainsi sont les artistes, Miquel, leur vérité se situe dans le monde qu' ils inventent. "





" Tu quittes toujours la maison, Miquel. " lui dira sa mère alors qu' il repart, les plaies de son récent divorce à peine cicatrisées, fuyant comme son propre père l' avait fait peu de temps avant. Et il fallait bien qu' il la quitte, encore, pour rencontrer Teresa Planella et son violon, Teresa, son amour, son bonheur. Parce que même si souffrant de ne pas être la source de la beauté, Miquel tend toujours vers la beauté absolue de l' art, fût- elle matérialisée par la peinture,  la poésie, la musique, encore la musique...



Tout le long du roman, le récit de Miquel devant Jùlia 
s' alterne avec l' histoire des Gensana racontée par l' oncle Maurici. C'est un roman exigeant que vous allez avoir entre vos mains, la beauté et la maîtrise du style demandant fidélité dans la lecture. Mais vous serez largement récompensés!




L' ombre de l' eunuque , Jaume Cabré, Actes Sud, 2014


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