dimanche 30 août 2015

Boussole. "Du soi dans l'autre". Rentrée littéraire Actes Sud 2015

"Il n'y a pas de lieder "orientaux" de Beethoven en dehors des Ruines d'Athènes de l'horrible Kotzebue. Il y a juste la boussole. J'en possède une réplique - enfin un modèle approchant. Je n'ai pas souvent l'occasion de m'en servir. Je crois qu'elle n'est jamais sortie de cet appartement. Elle marque donc toujours la même direction, à l'infini, sur son étagère, le couvercle fermé. Assidûment tendue par le magnétisme, sur sa goutte d'eau, la double aiguille rouge et bleue marque l'est. Je me suis toujours demandé où Sarah avait trouvé cet artefact bizarre. Ma boussole de Beethoven montre l'est. Oh ce n'est pas juste le cadran, non non, dès que vous essayez de vous orienter, vous vous apercevez que cette boussole pointe vers l'est et non pas vers le nord." 

Boussole est un roman doux. Chaloupés par une nuit d'insomnie, les souvenirs de Franz Ritter déferlent en glissant de Vienne à Istanbul, d'Alep à Téhéran, de  Palmyre  à Damas... Inquiet par son état de santé, ébranlé par un courrier reçu dans la journée, Franz passe une nuit blanche aux accents proustiens, balancé entre la mélancolie du passé, l'agacement dû à la maladie et à l'absence du sommeil et l'image de Sarah qui flotte dans tous les objets de son appartement.

Musicologue orientaliste, Franz est épris de Sarah, de sa fougue et de son érudition depuis le colloque où il l'avait rencontrée, des années auparavant:
" ...il est vrai que nous avions immédiatement sympathisé, Sarah et moi, même sans goules et coïts surnaturels, pris tous nos repas ensemble et détaillé longuement les étagères de l'étonnant Joseph von Hammer-Purgstall. Je lui traduisais les titres allemands qu'elle déchiffrait mal; son niveau d'arabe, bien supérieur au mien, lui permettait de m'expliquer le contenu d'ouvrages auxquels je ne comprenais goutte et nous sommes restés seuls longtemps, épaule contre épaule, alors que tous les orientalistes s'étaient précipités vers l'auberge, de peur qu'il n'y ait assez de patates pour tout le monde - je la connaissais depuis la veille et déjà nous étions l'un contre l'autre, penchés sur un vieux livre... "
Si Franz est amoureux de l'Orient et intéressé par toutes les influences de celui-ci sur la musique classique, Sarah est une humaniste passionnée par la culture orientale dans toutes ses manifestations et portée par une quête continuelle de l'altérite.  
C'est grâce à sa présence, à son insatiable curiosité que Franz prolonge son périple, toujours plus à l'est, sur les traces des aventurières si chères à Sarah et dont le lecteur découvre les portraits au fil des pages.
Annemarie Schwartzenbach, journaliste-archéologue qui débarque à Alep en décembre 1933, Lady Hester Stanhope, "femme au destin exceptionnel, disait-elle et je peux comprendre sa passion pour cette dame dont les motivations étaient aussi mystérieuses que le désert lui-même: qu'est-ce qui poussa Lady Hester Stanhope, riche et puissante, nièce d'un des hommes politiques les plus brillants de l'époque, à tout quitter pour s'installer dans le Levant ottoman, où elle n'eut de cesse de gouverner, de régenter le petit domaine qu'elle s'était taillé, dans le Chouf, entre druzes et chrétiens, comme une ferme du Surrey?", Marga d'Andurain, née à Bayonne et qui après avoir connu le Caire, le Damas, s'installera à Palmyre avec son mari avant de décider de devenir la première femme européenne à se rendre en pélérinage à la Mecque; ou encore Lucie Delarue-Mandrus, poétesse et romancière éprise de l'Orient, qui y voyagea entre 1904 et 1914 et dont le dernier livre s'appelle "El Arab, l'Orient que j'ai connu".
Oui, Boussole est un roman riche en références, en informations, une encyclopédie qui recense l'énorme influence de l'Orient sur la civilisation occidentale. Mais c'est avant tout un manifeste humaniste. Rappeler la mesquinerie contemporaine et l'ignorance qui caractérise si bien la société occidentale aujourd'hui, nécessitait bien des arguments solides. Et Mathias Enard les fournit, à sa façon. Dans une atmosphère ouatée, celle de la nuit où tout le monde dort autour de Franz, l'insomniaque qui ne peut ni fermer les yeux, ni oublier, avec, en musique de fond les grands noms de la musique classique, on ne peut que se laisser embarquer et découvrir la magie de l'altérité.
Au lieu de se sentir "écrasé" par le côté érudit du roman, comme j'ai pu le lire ici et là, je pense qu'il faudrait prendre Boussole pour un cadeau: celui qui permet d'apprendre et de s'enrichir, peut-être de changer, en tout cas de s'ouvrir. N'est-ce pas le but premier de la littérature? Je me suis perdue entre ses pages et j'ai adoré me perdre, chaque ligne respire la bienveillance de l'auteur. Même lorsqu'il se moque gentiment de son narrateur (on le sent) dans les petites mesquineries de celui-ci, dans son attitude souvent prise de court devant l'enthousiasme ravageur de Sarah.
Et j'ai adoré le cri du coeur qui traverse tout le roman et qui se résume dans ce paragraphe:
" Entretemps, il y avait eu Félicien David, Delacroix, Nerval, tous ceux qui visitèrent la façade de l'Orient, d'Algésiras à Istanbul, ou son arrière-cour, de l'Inde à Cochinchine; entretemps, cet Orient avait révolutionné l'art, les lettres et la musique, surtout la musique: après Félicien David, rien ne serait comme avant. Cette pensée est peut-être un voeu pieux, tu exagères, dirait Sarah, mais bon Dieu, j'ai démontré tout cela, j'ai montré que la révolution dans la musique au XIXe et au XXe siècle devait tout à l'Orient, qu'il ne s'agissait pas de "procédés exotiques", comme on le croyait auparavant, que l'exotisme avait un sens, qu'il faisait entrer des éléments extérieurs, de l'altérité, qu'il s'agit d'un large mouvement, qui rassemble entre autres Mozart, Beethoven, Schubert, Liszt, Berlioz, Bizet, Rimski-Korsakov, Debussy, Bartok, Hindemith, Schönberg, Szymanowsky, des centaines de compositeurs dans toute l'Europe, sur toute l'Europe souffle le vent de l'altérité, tous ces grands hommes utilisent ce qui leur vient de l'Autre pour modifier le Soi, pour l'abâtardir, car le génie veut la bâtardise, l'utilisation de procédés extérieurs pour ébranler la dictature du chant de l'église et de l'harmonie...."
Voilà. A lire.
Merci, Mathias Enard!

Boussole, Mathias Enard,  Actes Sud 2015


5 commentaires:

  1. Très belle analyse. Bienveillance, érudition et amour de L'Orient. Tout le talent de Mathias Enard se pose là.

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  2. Merci! Ce roman est tellement "au-dessus de la mêlée" et pas pour les références qu'il véhicule mais pour ce qu'il EST ...

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  3. Bien vu, bien dit ! J'ai dévoré Boussole, qui mérite plusieurs relectures. Érudition, drôlerie, émotion - c'est un monde !

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  4. Tout à fait d'accord avec vous quant aux relectures!:-)

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  5. J’avoue m’être ennuyé comme jamais dans toute ma vie de lecteur. L’empilement de noms, de références croisées, de digressions imbriquées, la structure éclatée des phrases interminables… Par ailleurs le narrateur m’a été très antipathique : geignard, velléitaire, lâche, incapable de vivre sa vie d’homme… Un pensum terrible pour moi.

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