dimanche 8 novembre 2015

L'effet papillon. Courir après les ombres


" Après avoir vérifié qu'aucune lumière ne brille au large, que le détroit du Bab el-Mandeb est mort, les gardes-côtes absents de sa surface, les Yéménites pressents les clandestins dans la barque. A nouveau, les ceintures sifflent, les Africains doivent comprendre que, s'ils ne se serrent pas les uns contre les autres, ils ne partiront pas. Et qu'ils ne s'imaginent pas une seule seconde s'assoir. Pour que le bateau dégorge de désespoir, ils doivent se tenir debout et sans l'aide de leur bâton. Les bancs de sable franchis, la coque tape violemment contre les vagues presque scélérates de la passe. Déséquilibré, un vieil Ethiopien bascule par-dessus bord. Personne ne lui porte secours. Surtout pas Cush qui ressasse la même idée: l'exil est une course en solitaire et ceux qui se noient n'existent pas. Quarante minutes plus tard, il est poussé à la mer. De ça aussi, Harg l'a instruit, et il n'oppose aucune résistance. Le corps aspiré vers le fond, il conserve son calme, tout fait silence sous la pression chaude et enveloppante. Puis brusquement, la mer relâche son étreinte. D'un battement de pieds franc, il remonte à l'air libre où les cris l'agressent. Les clandestins ont comme lui été balancés du bateau. La marée s'infiltre dans leur bouche ouverte de peur. Si les passeurs ont agi de la sorte, c'est que le Yémen est tout proche et qu'ils ne veulent pas être repérés par les autorités."

Courir après les ombres est le roman d'une chaîne humaine. A la tête de cette chaîne, Paul Deville, jeune économiste qui, à défaut d'avoir pu mettre sur pied un nouveau système économique constitué de "biens immatériels et de forces créatrices", finit par s'attaquer au système en place en oeuvrant en son sein.
Employé par la Shangai Petroleum, Chemical and Mineral Corporation, Paul est en charge des négociations permettant à la Chine d'allonger son collier de perles: à savoir l'implantation de la République populaire sur des bases navales de l'Afrique et du Golfe Persique, là où elle peut trouver les matières premières lui permettant d'accélérer son développement économique et d'écraser les puissances occidentales. Seulement, Paul n'a pas vraiment l'air de saisir (ou de vouloir regarder) l'énormité des abus et des injustices qui constituent le lient de ce "collier de perles".

Son obsession intime, personnelle, Arthur Rimbaud, une sorte d'alter-égo éloigné, lui fait chercher sur cette corne d'Afrique où les affaires l'ont emmené, la preuve que le poète n'avait pas été supprimé par le marchand d'armes. Accompagné par Harg, un berger afar, Paul cherche les "écrits jamais écrits" du jeune prodige de la poésie, la preuve ultime que même sous le soleil de Djibouti, Rimbaud aurait continué à créer. La preuve que ni le commerce, ni les armes n'auront jamais raison de la beauté.
"Aujourd'hui, sur le Den Xin Haï, la réunion de travail à laquelle il collabore ne connaît pas d'autres perdants que les caravaniers afars et ça le touche plus qu'il ne veut bien s l'avouer. Avant de foutre en l'air le système occidental, c'est le manche de pioche du nomade africain qu'il brise. L'actualité dégueule de dommages collatéraux, or l'actualité lui fait horreur. Et ça le contrarie que les premières victimes de son action soient les cousins de Harg et Harg lui même."
Naïf, Paul Deville? Difficile à l'imaginer. Il est le fils d'un professeur d'économie, militant anti-capitaliste, respecté dans son milieu mais qui, épuisé par l'ignorance et l'indifférence de ses étudiants face aux drames qui se jouent dans le monde,  choisit finalement de renoncer à la raison pour ne garder au fond de son regard que l'Afrique: unique champ des possibles. 
Paul Deville n'est pas naïf; il y a, en revanche chez lui une part d'égoïsme qui le ramène incessamment à sa condition d' occidental privilégié et qui prend le pas sur le rêveur, prequ'à son insu.

Les vraies forces motrices se trouvent autour de Paul: Harg et son cousin, Cush, les bergers afars qui choisissent soit de rester et de combattre, pour le premier, soit de braver les passeurs, l'océan et les requins pour se bâtir une nouvelle vie pour le second. 
Mariam, la jeune somalienne qui, à 14 ans mène sa barque comme un homme sur la mer d'Oman pour pêcher poissons et crevettes, petite lionne qui refuse de voler les nageoires des requins même si leur prix à la vente est largement supérieur à ce que ses maigres filets lui rapportent:
"Mariam se fige. Digne et sombre. Découragée aussi. Depuis qu'elle a croisé le regard de Louise, elle a beaucoup réfléchi. Elle a compris que les deux Français étaient de la même trempe, qu'ils partageaient la même douleur d'être, une souffrance injuste quand, de son côté, elle est obligée de se lever à quatre heures du matin pour gagner de quoi bouffer. Dans sa langue, il existe une expression pour désigner tout ça: "Comédie de Blancs". C'est évident, Paul ne sera jamais intéressé par son envie de vivre. Il se sentira simplement coupable de ne pas partager sa joie."
Une autre force motrice, le chef mécanicien du Berge Stahl, Nils Lange. "Cet homme qui regarde les plaques irisés dans l'eau des ports, qui monte des bateaux dans des bouteilles d'alcool, n'est pas le sauvage ou le taciturne que la salle des machines devait faire de lui. A Aden, il a trouvé un but: aider Cush à rejoindre la France. D'autres que Paul boulversent le monde . De façon bien plus fragrante."
Sigolène Vinson fait aussi partie de ceux qui boulversent le monde. Son roman met en lumière les liens de cause à effet du drame humanitaire qui se déroule sous nos yeux aujourd'hui. L' écriture sobre et pudique se fait somptueuse lorsqu'elle décrit paysages et sentiments. 
Courir après les ombres oblige le Paul Deville qui sommeille en chacun de nous à ouvrir les yeux et à prendre conscience du rôle qu'il joue dans le monde.
"Harg ne parvient pas à se laver les mains de l'affection fraternelle qui les lie: "Paul aurait pu être un meilleur frère, mais il est juste l'idiot de la famille. Il vole ce que je planque dans l'ourlet de ma fouta , du sable et des cailloux, en pensant que je m'en aperçois pas."

Courir après les ombres, Sigolène Vinson, Plon 2015



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