dimanche 7 février 2016

Des vélos, des tentacules et des ancres, Tout plutôt qu'être moi, La Belle Colère


La Belle Colère est une maison d'édition pas comme les autres : sa thématique, l'adolescence, est traitée à travers le prisme d'histoires, toutes différentes et à la fois toutes universelles. Le monde de l'adolescence, traversé de part en part par des orages émotionnels qu'aucune vie adulte ne saurait contenir, nous montre une nouvelle facette à chaque publication de l' éditeur.


« Tout plutôt qu'être moi », It's a kind of a funny story en version originale (big up au traducteur pour le grand écart génialissime d'une ironie à l'autre) est une histoire à part. C'est pour cette raison que j'ai choisi d'écrire une vrai introduction à la chronique et de faire une infidélité à la traditionnelle citation qui ouvre mes billets d'habitude.
Nous l'apprenons en quatrième de couverture : jeune prodige, Ned Vizzini commence à publier des articles dans la presse new-yorkaise dès ses 15 ans. Il est doué, très, mais également dépressif. A 32 ans il se jette du haut d'un immeuble à Brooklyn.
Il est par conséquent assez étrange de lire ce roman, dont la première partie décrit avec minutie les sinuosités de la dépression du jeune narrateur.

« Ils sont allongés, non pas l'un sur l'autre mais l'un à côté de l'autre, et flottent dans l'espace. Leur bras et leurs jambes ne sont qu'à l'état d'ébauche car ce qui compte, ce sont les cerveaux – pleins et complètement achevés, avec un enchevêtrement de ponts, d'intersections, de places, de rond-points et de parcs. C'est la carte la plus élaborée que j'aie jamais dessinée : des voies publiques quadrillées, des contre-allées, des impasses, des tunnels, des péages. La feuille est au format A2, ce qui m'a donné la possibilité d'imaginer des villes immenses. Les corps sont petits et secondaires ; le plus important dans ce dessin, ce qui attire l’œil immédiatement – car je commence à comprendre que l'art fonctionne de cette façon – est un pont qui semble s'élancer vers le ciel et qui relie les deux têtes, un pont plus long que le Verrazano, avec des rampes qui s'entrelacent tels des rubans. »

Lorsqu'on fait la rencontre de Craig, le narrateur, il est chez son ami, Aaron, avec Nia et Ronny. Un joint tourne et la télé diffuse un documentaire animalier. Un après-midi normal, entre potes. Sauf que. La voix de Craig, qui nous guide, nous fait comprendre rapidement que les apparences sont trompeuses. Le premier chapitre s'ouvre sur « Quand te prend l'envie de te suicider, parler devient presque impossible. Rien à voir avec un quelconque problème mental – c'est physique, comme si tu étais incapable d'ouvrir la bouche. Les mots ont du mal à sortir ; on dirait des morceaux de glace pilée crachés par un distributeur. Et c'est plus fort que tout. »

Craig. 15 ans, une vie banale, une famille idem. Rien qui dépasse. Il vit avec ses parents et sa petite sœur à Brooklyn. Enfant, il aimait dessiner des cartes de villes imaginaires. Rien qui dépasse, je vous dis.
La première partie du roman est celle que j'ai trouvée la plus touchante. Ce gamin, dont le mal être crève les yeux, nous raconte non seulement comment « tout ça » a commencé, mais il décrit aussi ce qu'il ressent, ce qu'il pense, comment il le pense. Pour les non-initiés, « la dépression pour les nuls ». Et oui, ça secoue, d'abord parce qu'il s'agit d'un minot, ensuite parce que nous connaissons le fin mot de l'histoire, la vraie.
En ce qui concerne Craig, tout a commencé avec son admission dans une grande prépa' new yorkaise, de celles qui forment les « dirigeants de demain ». Il l'avait préparée, son admission, il avait bossé, il s'est acharné, il la voulait, cette école.
Le jour où il apprend qu'il est admis, c'est le plus heureux jour de sa vie. Il le partage avec Aaron et il culmine sur le pont de Brooklyn. Mais après, les vélos se mettent à tourner : tous les « si », tous les « pas assez », tous les « j'y arriverai pas ». Pas d'instant de tranquillité sans que ça tourne, ça tourne, ça tourne. Les tentacules l'étouffent : tous les devoirs, les bouquins, les comptes-rendus, les activités parascolaires, tous les « il faut », tous les « je dois ». Nous parlons d'un gamin de 15 ans. Ca le fait vomir dès qu'il mange. Ca lui fait chercher la tranquillité dans des salles de bains sans lumière . Ca le fait se sentir seul au milieu d'une foule.
Pourtant il est entouré, maladroitement, certes (rien ni personne ne prépare les parents à l'éventualité d'une dépression carabinée chez leur progéniture). Il voit des psys, il entame un traitement. Qu'il décide d'arrêter dès qu'il a l'impression que les vélos sont à l'arrêt.

Dans la deuxième partie du roman on découvre le « vrai » Craig, celui qui sommeille derrière le brouillard de la dépression. Il ne coupera pas au service psychiatrique de l'hôpital de Brooklyn. Il y va tout seul, comme un grand, notre Craig, suite à une discussion hallucinante avec SOS Suicide, de nuit, toute sa petite famille endormie à quelques mètres de lui.
Je vous laisserai découvrir comment Craig finit par intégrer le « Nord Six »,  après son passage aux urgences où il débarque à cinq heures trente du matin. Ce gamin a du cran !
Cette deuxième partie, plus enjouée, (qui n'est pas sans rappeler parfois Dieu me déteste de Hollis Seamon, une autre merveilleuse trouvaille de La Belle Colère) remet Craig au centre de sa vie.
Dans le « pavillon des fous » il n'a pas d'autres choix que de connaître les autres pensionnaires et les vies qu'ils abritent, de mettre sa propre existence en perspective, d'éprouver de nouveaux sentiments. Les dialogues sont drôles, touchants, parfois absurdes. Ils désamorcent souvent les situations dramatiques et rendent intelligibles les problèmes psychiques même pour le lecteur sceptique ou frileux.

Il y a tout dans Tout plutôt qu'être moi : de la souffrance, certes, mais surtout beaucoup d'amour, de l'humour, de la tendresse. Même si le sujet paraît lourd, le roman ne l'est pas : il arrive à parler de la dépression adolescente (et pas que) sans pathos et sans recours à la fatalité.


Je conseille Tout plutôt qu'être moi aux ados, aux adultes, aux parents. Je le conseille à tout le monde. C'est une brillante leçon de vie. Merci, La Belle Colère !

Tout plutôt qu'être moi, Ned Vizzini, Traduit par Fanny Ladd et Christel Gaillard-Paris, Editions La Belle Colère 2016

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